23 – UNE TÊTE DE MORT QUI N’EST PAS

Le docteur Hardrock venait de prendre congé de celui qu’il considérait toujours comme un confrère.

— Je suis désolé, avait affirmé l’excellent homme, de vous avoir si mal reçu, mon cher collègue, j’aurais été heureux, infiniment heureux, tout au contraire, d’avoir mon temps libre, et de pouvoir longuement m’entretenir avec vous et spécialement de pouvoir vous questionner sur vos travaux relatifs à la peste. Vous savez, hélas, tout comme moi, qu’en notre profession, plus qu’en aucune autre, l’homme propose et les événements disposent. Nous ne pouvions certes pas abandonner ce malheureux officier, et nos soins.

— Dites : vos soins, reprit Juve ; car pour moi, mon cher confrère, je n’ai absolument fait qu’assister au miraculeux sauvetage que vous venez d’opérer. Car enfin cet officier est hors de danger maintenant ?…

— Oui, je le crois. L’effet énergique du contrepoison administré achèvera de le tirer d’affaire. Et puisque nous avons pu éviter l’arrêt du cœur, qui était imminent…

Juve, qui se souciait de moins en moins d’entamer avec le docteur Hardrock une discussion scientifique où certainement, pensait-il, il aurait trahi son imposture, se hâtait d’interrompre son interlocuteur :

— Docteur, fit-il, en tout cas, il me reste à vous remercier, moi, de l’accueil charmant que vous m’avez réservé, et je vous serais particulièrement obligé d’être mon interprète auprès de vos internes qui, à votre imitation…

— Mais du tout, du tout.

C’était à n’en plus finir, entre Juve et le docteur Hardrock, une série de salutations, de congratulations, de promesses de se revoir, puis, enfin, Juve trouvait moyen de quitter son hôte, répétant une dernière fois le prétexte qu’il avait choisi pour s’éclipser rapidement.

— Excusez-moi, il faut bien que maintenant j’aille rendre compte de ma mission aux autorités.

La grande grille de l’hôpital refermée, Juve, fort loin de se rendre, ainsi qu’il l’avait dit, auprès des autorités, se hâta de traverser les rues encombrées de la ville pour gagner au plus vite la campagne avoisinant Durban.

Le policier marchait à grands pas, tête basse et l’air très sombre, préoccupé au dernier chef, inquiet.

Juve se laissa lourdement tomber sur un talus gazonné, dès qu’il fut sorti de Durban, dès qu’il eut découvert, au long d’une route, une sorte de champ où poussaient de grandes herbes et où il avait toute chance de pouvoir demeurer tranquillement à rêver.

— Parbleu, songea Juve, parbleu voici que l’aventure se corse tout à fait et devient extraordinaire, invraisemblable. Qu’est-ce que tout cela veut dire ? Où allons-nous ? Que va-t-il arriver ?

Juve, pourtant, avait de temps à autre un bon sourire qui égayait toute sa physionomie, qui suffisait à prouver qu’après tout, s’il était encore tourmenté de la marche des événements, il n’en était pas moins délivré de sa plus terrible inquiétude.

Ah ! c’est qu’en causant avec Winie, en l’interrogeant au sujet de l’extraordinaire indisposition de son amant, le lieutenant Wilson Drag, Juve avait appris une nouvelle qui l’avait comblé de joie.

Au hasard d’une phrase, incidemment, Winie lui avait parlé de Fandor.

Fandor était vivant. Fandor était aux environs.

Fandor était mêlé à l’extraordinaire aventure qui venait de se terminer par cette péripétie troublante et dramatique, l’empoisonnement du lieutenant Wilson Drag par la morsure du crâne mystérieux.

Juve, avant tout, et cela ne faisait pas question pour lui, voulait retrouver Fandor.

Mais, quand il aurait enfin retrouvé le journaliste, il conviendrait une bonne fois pour toute d’en finir avec Fantômas.

Sa situation personnelle vis-à-vis de Fantômas était nette, facile à définir.

Juve n’avait rien promis pour l’avenir. Il avait accepté de croire à la mort de Fantômas, accepté de laisser enterrer Fantômas, et pour prix de son acceptation, Fandor devait lui être rendu… Tel était le pacte.

Juve avait tenu ses engagements. Si Fantômas quelque jour faisait que Juve pût retrouver Fandor, Juve n’aurait aucune obligation nouvelle vis-à-vis du bandit. Les deux hommes auraient alors respecté leurs promesses. Juve et Fantômas seraient quittes.

Et petit à petit, le policier en arrivait à cette conclusion :

— Fantômas estime peut-être qu’en m’amenant au Natal, il a fait assez pour que je retrouve Fandor, et que dès maintenant nous sommes quittes ?

Ce n’était à coup sûr pas sans raison grave que Fantômas avait envoyé Fandor au Natal…

Un motif puissant avait dû impérieusement lui dicter ce choix.

Mais quel était ce motif ? quel pouvait-il être ?

***

— Alors, mon vieux Ribonnard, tu n’as pas fait fortune ?

— Peuh.

— Mais d’un autre côté, tu ne te plains pas de ton sort ?

— Peuh.

— Un verre de stout ?

— Je ne refuse jamais.

— Elle est bonne la bière ici ?

— Oui, en quantité.

— Comme partout ailleurs.

— Et tu n’as pas de nouvelles des copains ?

— Moi, non, et toi ?

— Oh ! tous fades.

— Ce que c’est que de nous, tout de même.

— Comme tu dis.

Ribonnard, l’ancien forçat, avait un geste des épaules qui marquait son accablement devant la destinée, et sa résignation.

Ribonnard avait un tempérament flegmatique. Il l’avait dit lui-même quelques instants avant.

— Rien ne m’étonne, rien ne me surprend, j’accepte les choses comme elles viennent et les gens comme ils sont.

À quoi, son interlocuteur, d’un petit rire tranquille et doux, s’était contenté d’approuver.

Ribonnard ne se vantait pas en affirmant qu’il avait atteint une parfaite impassibilité. Une heure auparavant, il se promenait, nonchalant, dans les rues de Durban, lorsqu’une main s’était posée sur son épaule, une main qui l’empoignait littéralement. Ribonnard, en temps ordinaire, n’aimait pas beaucoup ces familiarités qui, dans son idée, ne pouvaient rien annoncer de bon.

Il n’avait point été flatté encore d’entendre qu’on lui disait bonjour, en l’appelant d’un nom qui n’était plus le sien.

— Comment, c’est toi Ribonneau ?

La surprise avait atteint un degré qui voisinait avec la stupéfaction lorsque, s’étant retourné, il avait parfaitement compris que celui qui l’accostait n’était aucunement de ses connaissances.

Ribonnard, dès lors, ne s’était fait, pendant quelques minutes, aucune illusion. Il avait pensé philosophiquement qu’il venait d’être reconnu par un quelconque membre de la police et qu’il avait grande chance d’aller finir sa journée au poste, et plus tard de faire un voyage à quelque colonie pénitentiaire, lorsque celui qui venait de l’accoster, avait ajouté de sa voix la plus cordiale :

— Ah, bien, mon colon, mince un peu de l’occase. Si je m’attendais à te rencontrer. Tu plantes donc tes choux par ici ?

Ribonnard, philosophe, stoïque, s’était borné à répondre, avec ce sens du laconisme qui lui était particulier dans les grandes circonstances :

— Comment donc que tu t’appelles, toi, et d’où que tu me connais ?

Là-dessus, son interlocuteur l’avait lâché, avait levé les bras au ciel en signe d’effarement, puis, d’un seul trait, s’était esclaffé :

Ah ! elle était raide, celle-là ! il ne fallait compter sur rien ! ni que la lune ne se décrocherait pas, ni que le soleil ne tomberait pas dans son assiette. Parbleu. Voilà qu’on ne le reconnaissait pas. Alors, c’était bien la peine d’être d’anciens copains ? des poteaux ? des mecs à la redresse ? des gars de Pantruche ? quoi ! et d’avoir sucé aux mêmes verres et de s’être offert, pendant des mois, des tournées de cornichons chez le père Korn, et des cornets de frites au Marronnier bleu… tout cela pour ne pas se reconnaître, quand le hasard vous flanquait l’un en face de l’autre, à Durban, c’est-à-dire à des mètres et des mètres de Pantruche, dans un sacré patelin de nom de d’là, où pourtant les aminches étaient rares.

Ribonnard avait écouté sans sourciller.

— Évidemment, pensait-il en considérant son interlocuteur, ce gars-là est un frère, qui m’a connu dans le temps jadis, quand j’habitais à la Chapelle. Pourtant, c’est rigolo, je ne me rappelle pas du tout.

Ribonnard qui revenait petit à petit à l’espérance, et commençait à supposer qu’il n’avait peut-être pas affaire à un agent de police, finissait par tâcher de s’éclairer :

— Voyons, interrompait-il, coupant court aux phrases de son loquace interlocuteur, dis-moi donc ton nom et où c’est qu’on s’est connu exactement ?

L’autre répondit sans sourciller :

— Mais je suis Pierre, voyons ? Pierre, dit Gueule-d’Empeigne ? le copain à Paulet, quoi… On s’est connu au Rendez-vous des Aminches ?…

Là-dessus, Ribonnard s’était déridé.

Ça c’était évidemment de la veine de rencontrer au Natal, à Durban, un ancien copain du Rendez-vous des Aminches.

Et, en deux mots, il racontait à ce Gueule-d’Empeigne, dont d’ailleurs il ne se souvenait pas du tout – mais cela n’avait guère d’importance, – l’histoire compliquée qui l’avait amené à venir s’établir au Natal :

— Moi, achevait-il, tu comprends, j’ai d’abord changé de nom, et je m’appelle plus Ribonneau, je m’appelle Ribonnard. Et puis je me fais pas de bile, j’prends du ventre. C’est presque du négoce, je place des diamants. Je suis, comme qui dirait, vois-tu, vendeur et revendeur. Et pour le compte d’un gars qui n’a pas les foies, je te promets, un certain Hans Elders.

C’était sans la moindre méfiance que Ribonnard parlait.

Ah, certes, il eût été plus circonspect, s’il avait pu deviner l’émotion de son interlocuteur, tandis qu’il prononçait le nom de Hans Elders.

Cet interlocuteur était d’ailleurs digne de remarque.

Il était vêtu d’un pantalon de velours qui disparaissait dans de hautes bottes, qu’une ceinture de cuir serrait au ventre, une chemise rouge flottait sur sa poitrine, il avait jeté sur ses épaules une veste de toile dont il n’avait pas enfilé les manches, son chef disparaissait sous un grand chapeau mou marron.

Tenue de pauvre bougre en somme, de pauvre bougre pas bien riche et qui fait un peu tous les métiers, aujourd’hui flânant à Durban, s’employant à des besognes diverses, le lendemain galopant dans le veld, devenu chasseur, ou gardien de troupeaux.

Quel était cet homme ?

« Gueule-d’Empeigne », avait-il dit… Ce sobriquet était curieusement choisi. Il avait au contraire une tête assez fine, des yeux extraordinairement perçants, remuants et bien qu’il portât la quarantaine largement sonnée, il apparaissait dans son costume pittoresque, solidement bâti, un peu trapu, remarquablement vigoureux. Gueule-d’Empeigne ?

Si le Dr Hardrock avait rencontré celui qui s’était choisi ce sobriquet, il aurait peut-être, après quelques hésitations, car évidemment certains traits de sa physionomie avaient été modifiés par un savant camouflage, appelé ce dernier « mon cher confrère », étant donné que Gueule-d’Empeigne n’était autre que Juve.

Juve, après s’être reposé, après avoir longtemps réfléchi, étendu sur le gazon du champ où il s’en était allé méditer, avait arrêté un plan de conduite.

— Ma foi, s’était dit le policier, je suis maintenant mêlé à deux intrigues bien distinctes, et je dois, pour ne point mentir à mes chères habitudes, m’occuper de deux enquêtes à la fois : la première, celle à quoi j’attache le plus d’importance et de beaucoup, doit me faire retrouver Fandor ; la seconde doit m’expliquer un peu ce que Fantômas a fait depuis qu’il s’est échappé la première fois du British Queen, à notre arrivée en vue de l’Afrique du Sud.

Savoir où est Fandor, le rencontrer, ne doit pas être, somme toute, bien difficile, car je ne vois pas pourquoi Fandor se cacherait. En revanche, connaître les agissements de Fantômas doit être plus délicat. Mais procédons par ordre, trouvons Fandor.

Juve, sans hésitation, avait décidé immédiatement d’aller dans ce but, faire un tour dans la pègre.

« Selon, toute vraisemblance, se disait Juve, en effet, Fandor, lorsqu’il s’est échappé de sa caisse, ne devait pas posséder d’argent… S’il n’a pas d’argent il ne fréquente pas les milieux riches, donc, j’ai plus de chances de le rencontrer ou d’entendre parler de lui dans la pègre que n’importe où ailleurs. Pourtant, Winie, cette petite femme dont j’ai fait la connaissance ce matin, m’a dit qu’il avait été reçu en qualité de journaliste par un certain Hans Elders. Cela m’a tout de suite donné à penser, d’ailleurs, que ce Hans Elders pourrait bien être une crapule. Tel que je connais Fandor, s’il a été chez quelqu’un en visite, c’est que ce quelqu’un était intéressant à visiter. Donc si ce soir, en visitant la pègre, je ne découvre rien relativement à Fandor, je m’occuperai d’épier un peu ce qui se passe chez ce Hans Elders que je n’aurai pas de peine à retrouver, puisque Winie m’a dit que c’était son père et que je sais l’adresse de Winie. Par exemple, je ne commettrai pas la gaffe d’aller directement m’informer de Fandor en le demandant à Hans Elders.

Décidé à commencer son enquête, ses recherches de Fandor, par un tour dans la pègre, Juve s’y préparait en se rendant chez un brocanteur qu’il découvrait dans une rue avoisinant le port et où il avait facilement échangé ses habits contre des vêtements moins susceptibles d’attirer l’attention à Durban.

Puis, une fois costumé, se rendant méconnaissable par un camouflage hâtif qu’il réussissait parfaitement, bien que n’ayant à sa disposition que des moyens de fortune, Juve se promenait dans la ville, sans but bien précis, tout simplement pour prendre connaissance des principales dispositions topographiques de Durban, se rendre compte de l’allure qu’avaient les gens et cela, ainsi qu’il se l’était dit lui-même, pour ne point faire de fausses notes, ne point gâcher le rôle qu’il s’apprêtait à interpréter, dès le soir même, dans les bars fréquentés par la population composite et bizarre de Durban.

C’était au hasard de ces promenades, que Juve, de son œil perçant, apercevait avec une surprise satisfaite une de ses anciennes connaissances, Ribonneau, Ribonnard, qu’il avait maintes fois pisté jadis à la Chapelle, du temps qu’il s’occupait de la Bande des Chiffres.

Que faisait-il en pareil lieu ?

Comment un ancien apache parisien avait-il pu venir échouer à Durban ?

Comment cet individu qui, plus ou moins consciemment, mais à coup sûr, certainement, avait aidé aux entreprises de Fantômas, était-il là et qu’y faisait-il au juste ?

Juve se le demanda un instant.

Juve n’hésitait pas dès lors à jouer à Ribonnard la comédie de l’ancien copain.

Et Ribonnard, desservi pour une fois par sa philosophie constante qui ne lui permettait point de trouver quoi que ce soit d’invraisemblable, se laissait prendre au jeu de Juve, s’y prenait si bien, qu’en peu d’instants il était devenu le meilleur ami, l’intime presque, de cet excellent Gueule-d’Empeigne, qu’il n’avait jamais connu sous ce nom, mais qu’il était ravi de retrouver.

Causer dans la rue, debout sur le trottoir n’était pourtant pas l’affaire de Juve. Mais Ribonnard venait de prononcer un nom qui tout de suite avait fort intéressé Juve. Il connaissait Hans Elders, il fallait en profiter.

Juve offrit une tournée de stout au premier débit rencontré. À la première tournée en succéda une autre. Au bout de deux heures, Juve et Ribonnard causaient encore.

— Eh bien, concluait Juve, qui, petit à petit, avait fini par comprendre, bien que son nouvel ami eût usé de nombreuses réticences, le genre de profession qu’il exerçait, eh bien, tu ne t’embêtes pas. T’as eu de la veine de rencontrer Hans Elders.

Et comme l’autre approuvait de la tête, sans mot dire, déjà un peu gris, Juve ajoutait, à l’improviste, jetant dans la conversation un nom qu’il brûlait de risquer depuis qu’il avait rencontré Ribonnard, mais dont il redoutait l’effet :

— T’as pas entendu parler d’un autre copain à moi qui s’est pas mal débrouillé par ici, paraît-il, c’est un certain Fandor ?

Mais Ribonnard secoua la tête :

— Peuh, fit-il, j’en ai entendu parler sans en entendre parler, ça c’est des affaires louches et c’est un type que je ne définis pas encore très bien, ni moi, ni personne des copains.

Ah, pour le coup, le cœur de Juve, battait à se rompre dans sa poitrine.

Fandor était connu. Qu’allait-il apprendre de lui ? Et il questionna :

— Pourquoi ça ?

Ribonnard, d’un geste vague, voulait indiquer qu’il n’en savait trop rien, puis il précisait :

— Pour des tas de raisons. C’est un drôle d’individu. Tu comprends, mon vieux Gueule-d’Empeigne, nous autres, n’est-ce pas, on fait un peu attention à tout, or, ce Fandor, comme tu dis, il n’a pas manqué de se faire remarquer. D’abord, comment c’est qu’il est arrivé ici ? personne ne le sait… En tout cas, à son premier coup, il s’est fait poisser. Ah ! le bougre ! tu ne t’imagines pas ce qu’il avait tenté, mon colon ? Fallait qu’il n’ait pas les foies… Il avait foutu le feu aux Docks et çà a grillé, je te promets.

Juve ne sourcilla même pas. Fandor avait mis le feu aux Docks ? C’était invraisemblable, faux à coup sûr, mais ce n’était pas le moment de protester.

Et Juve interrogea :

— Probable qu’il pensait y rafler quelque chose dans c’t’incendie ?

— Probable, mon vieux, mais ça a mal marché pour lui et un nommé Teddy l’a pincé une première fois. On l’a remis aux soldats, puis, il s’est défilé, les soldats l’ont repincé, d’ailleurs, après… et là… ah ! dame, là, il a été très fort.

— Tiens, pourquoi ?

— Il a fait le fou, mon vieux. Il avait dégotté, je ne sais pas où, une tête de mort, il l’agitait, bref, il a si bien fait le mariole qu’on l’a collé au Lunatic Hospital.

— Depuis ce moment-là, il est au Lunatic ?

Ribonnard eut un gros rire :

— Ah, depuis ce moment-là, mon vieux, je ne peux pas te dire. Je ne sais pas ce qu’il trafique ton copain. Toujours est-il que, l’autre jour, tiens, chez mon patron, chez Hans Elders, j’ai bien cru que je le reconnaissais au nombre des invités. Tu comprends, moi, je l’avais vu une fois quand les soldats l’emmenaient après l’incendie des Docks… Donc, je te dis, j’crois bien que je l’ai vu parmi les invités de Hans Elders, un peu changé, un peu camoufle, et à tu et à toi avec Teddy et « embrasse-moi-si-tu-veux » avec la fille du patron.

Mais comme Juve allait reprendre la parole, Ribonnard tapa du poing sur la table :

— Et puis çà va bien, déclara-t-il, ce numéro-là nous verrons bien un jour ou l’autre ce qu’il deviendra ? Fumes-tu ?

Juve demeura interloqué. Il grillait précisément une cigarette. Que voulait dire Ribonnard ? À tout hasard Juve répondit :

— Oui, oui, bien sûr.

À quoi, Ribonnard riposta :

— Alors cavale mon poteau, j’te vas mener dans la turne que je fréquente, c’est encore la plus bath de Durban…

***

Deux heures plus tard, Juve n’était plus très certain d’être parfaitement maître de lui et cela n’était pas sans l’ennuyer.

Il n’y avait pourtant pas de sa faute et le policier n’avait à se reprocher aucune imprudence.

Après avoir répondu à Ribonnard qu’il « fumait », il avait accompagné l’apache, ne sachant trop où celui-ci le menait. Ribonnard, causant de choses et d’autres, de choses qui n’intéressaient pas Juve d’ailleurs, mais Juve avait peur d’attirer son attention en le questionnant, conduisit le policier à travers les rues tortueuses et désertes, jusqu’à une sorte de petite maison basse, située dans l’un des faubourgs de la ville, au centre d’un grand jardin, à l’aspect abandonné.

— V’là ma fumerie, avait annoncé Ribonnard.

Et, dès lors, Juve avait compris…

Au Natal, comme dans toutes les colonies qui sont la possession des Anglais, l’opium règne en maître. Le poison redouté, aux effets tragiques, qui cause d’épouvantables ravages, le poison auprès duquel l’alcool est un breuvage anodin, est apprécié de tous.

Ribonnard était devenu fumeur d’opium. C’était à une fumerie d’opium qu’il venait de conduire Juve.

Juve, immédiatement, décida en lui-même qu’il ne fumerait pas. Mais, en même temps, il se félicita de la bonne occasion qui lui était offerte d’être présenté dans un de ces bouges, car assurément, c’était un bouge qu’une fumerie fréquentée par Ribonnard.

N’était-ce pas, en effet, dans l’un de ces antres qu’il avait le plus de chances d’entendre parler des choses qui se rapportent, soit à Fandor, soit à Fantômas ?

Suivant son guide, Juve pénétra dans la fumerie, petite pièce basse, dont le sol, les murs et le plafond étaient tendus de peaux d’ours qui se joignaient, cousues ensemble, et calfeutraient la pièce, rendant l’air chaud et irrespirable !

Aux murs pendaient des tableaux, des statuettes de femmes aux formes grêles, aux attitudes équivoques. Sur le sol, des coussins épais étaient disposés, formant de véritables lits de repos. À droite de chacun d’eux était posé un plateau sur lequel brûlait continuellement un réchaud, pour allumer les pipes d’opium, puis encore un flacon où demeuraient d’épaisses liqueurs, puis encore et toujours, des objets destinés à faciliter les rêves des fumeurs, des vases de fleurs, des gravures, des coquillages.

Ribonnard s’était découvert en entrant.

Sans bruit, il s’étendit sur l’un des lits de coussins, ne paraissant plus même s’occuper de Juve.

L’apache, à coup sûr, était maintenant violemment intoxiqué d’opium. C’était l’heure de ses pipes, et comme tous les véritables fumeurs, il ne pouvait plus penser à autre chose qu’au capiteux engourdissement dont il allait goûter les extases infinies.

Juve, pour ne point se faire remarquer – il y avait dans la pièce, trois ou quatre fumeurs déjà installés – s’étendit, lui aussi, sur un lit de coussins.

Ribonnard, en entrant dans la fumerie, avait jeté quelque argent à la tenancière. Celle-ci dépêcha vers les deux hommes ses meilleurs serviteurs.

Une jeune femme, une Chinoise, s’approcha de Juve et lui proposa :

— Veux-tu que je fasse tes pipes, seigneur, ou les fais-tu toi-même ?

Juve, qui, de moins en moins, désirait fumer répondit, affectant l’impassibilité, la nonchalance du fumeur habituel :

— Laisse, je les ferai moi-même.

La Chinoise s’écarta.

Alors, toujours désireux de ne point se faire remarquer, Juve, surveillant, sans en avoir l’air les gestes de Ribonnard, qui lui aussi, avait écarté la Chinoise, se livra à une étrange manœuvre.

D’une aiguille fine, il piqua dans le flacon d’opium qui se trouvait près de lui, un peu de la pâte molle et odorante qu’est le terrible poison.

Il approcha de la flamme la boulette ainsi formée, la tourna, la retourna, la grilla soigneusement, puis d’un geste que n’eût pas désavoué un fumeur professionnel, il l’enfonça dans la courte pipette qui sert à la fumerie proprement dite.

Juve n’avait plus qu’à aspirer la boulette encore incandescente.

Mais fumer était d’autant moins la préoccupation de Juve, qu’au moment précis où il grillait sa première boulette d’opium, il avait entendu dans le couloir conduisant à la salle, une phrase qui l’avait fait tressaillir :

— Oui, avait affirmé une voix jeune et bien timbrée, oui, c’est moi Teddy, et je viens fumer, madame, parce que j’ai du chagrin aujourd’hui.

Teddy.

Ce nom de Teddy, mais Juve l’avait entendu prononcer plusieurs fois, alors qu’on lui parlait de Hans Elders, alors qu’on lui parlait de Fandor.

Un étranger, un jeune homme, habillé en cavalier, se glissa à ce moment dans la fumerie, vint s’étendre sur le lit de coussins qui se trouvait à droite de Juve…

Juve se sentit terriblement anxieux.

Était-ce ce Teddy ?

Non, il y avait bien peu de chances, après tout, que ce fût précisément ce personnage que le hasard lui fît rencontrer.

En tout cas, Juve prenait une décision. Non seulement il ne fumerait pas, mais il ferait attention à résister à l’engourdissement tout spécial qu’il ressentait depuis son entrée dans la fumerie.

Juve, savait, en effet, qu’au cours de ses rêves fous, le fumeur d’opium parle souvent tout haut.

Si par hasard ce Teddy était le Teddy dont on lui avait rapporté certaines aventures, n’avait-il pas une chance extraordinaire d’être précisément son voisin dans cette fumerie ? Ne devait-il pas guetter ses paroles ?

Juve, surveilla d’abord le manège du jeune homme qui, par quatre fois, huma la grisante fumée de sa pipette.

Il vit alors le fumeur se renverser sur ses coussins, face livide, air hagard, yeux révulsés…

À coup sûr, le rêve du jeune homme commençait.

Juve, dès lors, tenant pour certain que son voisin ne pouvait plus remarquer l’insistance avec laquelle il le regardait, prenait moins de précautions. Il se retourna sur son lit pour être orienté de son côté.

Entre lui et le jeune homme, une seule barrière subsistait, peu gênante, le plateau sur lequel se trouvaient disposés les accessoires de la fumerie de Teddy et un grand vase de fleurs de cristal, que Teddy avait regardé, fixement, de ses yeux dilatés avant de se renverser en arrière pour s’abandonner aux hallucinations de l’opium.

Or Juve regardait depuis quelques instants Teddy, lorsque soudain il sentit une sueur froide lui perler aux tempes. Juve était haletant, Juve était livide. Juve était au comble de l’émotion.

Aussi bien ce qu’il voyait était affolant, ahurissant, effroyable.

Oui, ce que Juve voyait, au travers du vase de fleurs, posé entre ce vase de fleurs et Teddy, c’était… oh ! il ne pouvait pas en douter, c’était une tête de mort, c’était un crâne, un crâne dont il distinguait les moindres détails.

Et Juve, qui depuis le matin même entendait parler continuellement de tête de mort, qui savait qu’une tête de mort avait une grande importance dans les dangers où se débattait actuellement Jérôme Fandor, Juve qui savait que son voisin s’appelait Teddy et qui n’ignorait pas qu’un Teddy connaissait Fandor, Juve, à la vue de ce crâne, pensait mourir de surprise.

Le policier qui, malgré lui, se sentait de plus en plus étourdi par la lourde atmosphère de la fumerie, par les relents d’opium qu’il respirait, fit effort sur lui-même :

Ce crâne qu’il voyait à travers ce vase, il voulait le voir de plus près. Il voulait être certain qu’il le voyait.

Tous les fumeurs étaient plongés dans une extase béate. Nul ne remarquait ses gestes.

Juve se dressa, s’assit sur son séant, se pencha pardessus le vase pour apercevoir le crâne.

D’un geste machinal, Juve, alors, se prit le front à deux mains :

— Voyons, voyons, se disait-il, est-ce que je suis ivre ? est-ce que rien que cette odeur d’opium m’a grisé complètement ? j’avais bien cru voir un crâne, je me suis trompé ?

Juve se recoucha…

Mais comme il avait repris sa première position, voilà qu’à nouveau, au travers du vase de fleurs, il apercevait la lugubre tête de mort.

Juve, cette fois, d’un seul bond se redressa.

Non, il n’était pas victime d’une hallucination, il voyait clair, il y avait un crâne, là, que diantre.

Penché par-dessus le vase, Juve à nouveau dut se convaincre de la réalité des choses : il n’y avait pas de crâne.

Le policier vécut alors une minute d’indescriptible stupeur. Il voyait quelque chose qui n’était pas, qui n’existait pas et il en avait conscience.

— Était-ce donc là, se demandait-il encore une fois, l’effet de l’opium ?

Mais le rêveur qui s’abandonne à l’opium ne raisonne pas, et Juve raisonnait.

Soudain le policier sursauta.

Brutale, nette, violente, une détonation venait de retentir, un coup de canon.

Alors, dans l’état d’énervement où il était, Juve perdit son célèbre sang-froid.

Tandis que les autres fumeurs demeuraient impassibles, indifférents aux détonations qui se succédaient, Juve, lui, se leva, courut à la porte, quitta la fumerie, se retrouva dans la rue et, avec des gestes de fou, il se précipita vers le port d’où semblait provenir le bruit.

À peine Juve pouvait-il jeter un coup d’œil vers la haute mer qu’il comprit immédiatement le motif de cette canonnade.

Au large, on voyait le British Queen qui brûlait.

Le vent et la marée le drossaient vers la côte. C’était sur lui que les canons terriens crachaient leur mitraille, sur lui que, sans doute l’on voulait couler avant qu’il eût apporté contre terre les germes de peste et les malheureux qu’il recelait encore.

Et Juve songeait :

— Ah, malédiction, malédiction, que veut dire encore cela ?… J’ai laissé Fantômas à bord, est-ce lui l’auteur de cet incendie ? s’est-il échappé ? s’échappera-t-il ?